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Fin octobre 1916: début des déportations de main d'œuvre ouvrière en Belgique

Pour comprendre les déportations forcées de travailleurs par les Allemands à l’automne 1916, il faut prendre en compte le fait que les territoires occupés sont d’emblée dans une situation particulièrement difficile. Aux yeux des Alliés, puisqu’ils sont sous la coupe des Allemands, ces territoires ne peuvent qu’être inclus dans le blocus économique destiné à étouffer économiquement l’Allemagne. Mais, aux yeux de l’occupant, ces territoires, puisqu’ils sont conquis, méritent de voir leurs ressources exploitées au profit de l’Allemagne, elle-même étouffée économiquement par le blocus.

La situation est d’autant plus dramatique dans un pays comme la Belgique, pratiquement entièrement occupé par les Allemands, et qui importait avant la guerre près de 80% de son stock alimentaire. Les réserves sont donc vite épuisées. Certes, les droits de la guerre imposent à l’occupant des obligations, notamment en matière de ravitaillement des populations. Toutefois, dans cette guerre totale, nécessité faisant loi, les Allemands optèrent pour l’utilisation systématique des territoires occupés via un système de « Zentralen ». Dès 1915, les territoires occupés, au bord de la famine, dépendent de l’aide internationale organisée par l’Américain Herbert Hoover. C’est en particulier le cas de la Belgique. Mais, en 1916, malgré les efforts internationaux, ce petit pays compte plus d’un million de nécessiteux. À cela, il faut ajouter un chômage en expansion constante. Or, la guerre se prolongeant, l’Allemagne manque de main d’œuvre. La solution paraît donc simple : attirer un maximum de travailleurs volontaires. Mais c’était sans compter sur la résistance passive des populations occupées, tant en Belgique que dans le nord de la France.

En 1916, en pleine bataille de Verdun, le haut commandement allemand fait le choix de la guerre à outrance non seulement sur le plan militaire mais également sur le plan économique : dans les zones proches du front, soumises à l’autorité des armées, les déportations commencent en octobre 1916 et dureront jusqu’à la fin de la guerre, au mépris des conventions relatives au droit de la guerre. Ces civils, intégrés sous la menace dans des « Zivil-Arbeiters-Bataillone » tels des prisonniers, sont soumis à des travaux lourds le long du front dans des conditions épouvantables tant au point de vue de la sécurité que celui de l’hygiène, sans compter l’aspect psychologique. Au total, ce ne sont pas moins de 62 000 civils belges qui subiront ce sort, aux quels il faut ajouter environ 20 000 Français.

Par ailleurs, dans la zone du gouvernement général, le gouverneur von Bissing menait une politique qui visait à convaincre les Belges que leur avenir à long terme était inévitablement lié à l’Allemagne. Toutefois, à l’automne 1916, il se rallie à l’orientation imposée par les stratèges allemands. Dès le mois d’octobre, au nom de la survie économique du Reich, commencent les opérations de convocations, de sélections arbitraires et de déportations d’ouvriers en Allemagne même, semant la terreur dans la population. Les civils se sentent traités comme des esclaves. Toutefois, comme en France, les protestations émanant de grandes figures restées en pays occupé (le Cardinal Mercier, les parlementaires, le Grand Maître du Grand Orient de Belgique, l’Ambassadeur des Etats-Unis à Bruxelles…), relayées par la propagande internationale, auront raison de ces exactions : en mars 1917, les déportations sont suspendues. On compte tout de même quelque 58 000 civils qui se voient déportés au cœur de l’Allemagne. En somme, quelque 140.000 civils subiront la contrainte du travail obligatoire au service des Allemands, tantôt à proximité du front tantôt en Allemagne.

Au plan strictement économique, les résultats sont décevants pour les planificateurs allemands. Au plan moral, par contre, le retentissement est énorme. Si la haine de l’occupant augmente, le désespoir et l’angoisse progressent aussi dans les territoires occupés. Ces sentiments sont même renforcés par l’état déplorable dans lequel les déportés rentrent au printemps 1917 ; sans compter les 2 600 personnes qui meurent en pays ennemi.

Les conséquences sont doubles. D’une part, les travailleurs les plus démunis, espérant être mieux traités que les déportés, s’engageront comme volontaires : à la fin de la guerre, on compte près de 160 000 travailleurs volontaires. D’autre part, l’Allemagne a été condamnée moralement par la communauté internationale : il est vrai qu’elle a déjà perdu la guerre sur le plan moral bien avant de connaître la défaite sur le plan militaire. L’Allemagne n’avait pas respecté l’un des fondements des Conventions de La Haye : aucun civil ne peut être utilisé au profit de l’effort de guerre de l’ennemi contre sa patrie.

Ceci dit, au sortir de la guerre, lorsque les populations occupées recouvrent la liberté, c’est la suspicion qui domine, et le déporté est en général soupçonné d’avoir été un volontaire. Cette perception ouvre la porte à des situations conflictuelles. En France, les violences à l’égard des civils seront occultées dans les mémoires au profit de la glorification du seul Poilu. En Belgique, par contre, la figure du déporté, comme celle du civil fusillé, côtoie celle du Jass. Toutefois, pour être reconnus comme martyrs nationaux, les déportés devront d’abord prouver qu’ils n’étaient pas des volontaires.